La publication du rapport Sicard, puis de l’Avis 121 du Comité Consultatif National d’Ethique, l’annonce d’un prochain débat citoyen à l’automne, et de la mise en chantier d’un texte de loi en vue de son adoption en fin d’année sur la fin de vie, dans un contexte de promesse électorale présidentielle de réforme sociétale sur ce plan, ravivent les débats sur l’euthanasie et le suicide assisté. Poursuivant dans la mission dont il s’est emparé d’accompagner ce mouvement dans la perspective de proposer ses services dans la mise en œuvre d’une telle loi dès qu’elle sera promulguée, le Groupe Charon entend mettre à disposition de la réflexion commune sa capacité d’analyse et de proposition. A cet effet, il lui semble opportun de clarifier certains points quant aux notions d’euthanasie et de suicide assisté. En particulier, et bien qu’elles aient été abordées dans des billets antérieurs, deux types de questions émergent régulièrement dans ces débats : d’une part la question du droit de chacun à choisir sa mort, et d’autre part le rôle du soignant, et plus spécifiquement du médecin, dans la procédure létale.
Sur le plan du droit de choisir sa mort, la question ne parait en fait pas être réellement de savoir si l'on peut permettre à quelqu'un de choisir sa mort.
Chacun peut déjà user de ce droit, et il y a bien longtemps que personne n'a été condamné pour une tentative de suicide. La seule vraie difficulté concerne en fait uniquement les situations d'incapacité physique au suicide (tétraplégie, locked in syndrom, coma, ...). Reconnaissons néanmoins d'une part la rareté de ces situations compte tenu de laquelle il n'est pas certain que la loi soit le meilleur moyen de régler la singularité, et d'autre part que le débat sur l'euthanasie porte en fait sur des situations bien plus larges.
La question est en réalité de savoir si l'on peut autoriser quelqu'un à en tuer un autre, le premier fût-il médecin.
Une telle liste d’exceptions à l’interdit de tuer existe d'ailleurs déjà, assortie de la définition stricte des conditions dans lesquelles cette autorisation peut s'appliquer (militaire en action commandée, policier dans certaines circonstances, bourreau dans les pays qui ont encore une peine de mort, voire tout un chacun en cas de légitime défense si elle est proportionnée). Les motifs autorisant l'acte concernent dans tous les cas soit la protection de la société ou la sanction de la société face à une agression contre elle, soit la protection contre un risque vital à l'échelon de l'individu. La compassion ou le respect de la demande d'un individu, fût-il malade en souffrance, n'entre dans aucune de ces catégories. Accepter l'euthanasie ou l'assistance au suicide reviendrait ainsi à créer une catégorie complètement nouvelle de cette autorisation dont la portée devrait être réfléchie bien au-delà de l'acte soignant d'accompagnement.
La question est aussi de savoir si le médecin, ou le soignant en général, est le meilleur choix de personne susceptible de recevoir cette autorisation.
On pourrait à cet égard souligner des arguments de confiance avec un patient se sentant accompagné jusqu'au bout de son parcours. Ou présenter des arguments ôtant au patient toute latitude d'ambivalence et d'expression de sa détresse ou de sa révolte, se sachant entendu par quelqu'un à même de passer à l'acte. On constaterait alors le hiatus entre ces deux types d'arguments pourtant légitimes. Et on s'interrogerait alors sur la pertinence de conférer finalement plutôt à un non soignant, formé, agréé, assermenté, ... cette autorisation.
On pourrait de même s'interroger sur la cohérence de vouloir faire reconnaitre un droit au choix du moment de sa mort loin du pouvoir médical de décision, et simultanément de vouloir absolument réintégrer ce pouvoir médical dans la réalisation exclusive de l'acte. Soit le médecin a quelque chose à y voir soit il n'a rien à y voir : il y a un choix à faire, pourvu qu'il soit cohérent.
Pour certains néanmoins, la mise à disposition des produits létaux ne pouvant passer que par la rédaction d’une ordonnance, le médecin serait bien indispensable à la procédure. Le rôle du médecin se limiterait ici à celui de signataire de l'ordonnance pour se procurer le produit. Encore qu’elle témoigne d’une étrange conception du médecin, on doit admettre cette objection de faisabilité. Mais si le produit était accessible sans ordonnance, la nécessité du médecin disparaitrait alors.
De fait, un produit destiné à une action létale n'est pas à proprement parler un médicament. Par exemple, n'importe quel morphinique à dose massive peut faire office d’agent euthanasiant et si les morphiniques utilisés d'une certaine façon sont bien des médicaments, ils ont selon d'autres modalités d'autres usages pour lesquels une foule d'usagers n'a jamais eu le besoin d'une ordonnance.
Nouvelle loi pour nouvelle loi, il suffirait donc de ne pas chercher absolument à détourner un médicament de son usage thérapeutique mais d'autoriser la production de produits spécifiques, ou à des concentrations spécifiques, pour qu'ils n'entrent pas dans le champ du médicament et puissent donc bénéficier d'une filière d'approvisionnement et de distribution adaptée au projet euthanasique. Nul besoin de soignant dans une telle organisation.
A moins que la demande euthanasique (en dehors des situations d'impossibilité physique à la mise en œuvre d'un suicide) ne soit pas seulement une demande de mort, mais en fait une demande d'accompagnement "jusque-là". Pas seulement une demande d'être mort mais aussi une demande d'être tué. Tué par quelqu'un qui accepte de franchir ce pas avec nous, par respect, par estime, par compassion, par amour, ... Le Groupe Charon mesure toute la détresse qui peut s'exprimer dans de telles situations et ce qu'une telle hypothèse peut sembler froide et provocante, ce qu'elle n'est pas dans son esprit, mais il y a certainement à réfléchir aussi sur cet aspect des choses.
Ainsi que deviendrait le témoignage de solidarité ou d’affection inclus dans l’acte d’euthanasie tant qu’il reste transgressif dès lors qu’il serait banalisé et socialement reconnu, voire promu ?
Qu’y a-t-il derrière le fait de vouloir être tué plutôt que de se tuer soi-même ? Le désir d’une présence accompagnante ? Une présence veillant au bon déroulement des opérations ? Une présence pouvant prendre les choses en main et s’adapter en cas d’imprévu ? Une présence pouvant témoigner pour la postérité ? Une présence « autorisante » ? Une présence active par délégation de soi-même, témoignant jusqu’au dernier moment du pouvoir qu’on a non seulement sur soi mais aussi sur l’autre qui effectue le geste pour soi ? Est-ce une ultime proclamation de ce pouvoir ou au contraire un aveu à l’instant ultime de l’impossibilité de l’autonomie qu’on réclamait par le choix de mourir ? Car il n’est pas certain qu’il soit équivalent de se tuer devant un témoin, fût-il consentant, ou d’être tué par lui. La seule présence n’explique pas tout mais doit être complétée par l’action qui a sa valeur propre. Peut-être même n’est-ce pas non plus équivalent de se faire tuer par quelqu’un qui connait vos motivations, vos souffrances, vos espoirs, et les comprend voire les approuve, ou par un exécuteur de passage se contentant d’effectuer un geste émotionnellement neutre pour lui sans autre préoccupation. On n’abandonne probablement pas son corps comme on abandonne son véhicule à la casse sans se soucier de qui est l’épaviste qui s’en charge. La présence seule est insuffisante comme l’action seule est insuffisante. N’est-ce pas finalement le geste de cet autre, à la fois témoin et acteur et qui sait la valeur de son geste, qui donne du sens à l’euthanasie de celui qui réclame assistance ou procuration pour un geste qu’il aurait capacité physique à réaliser seul ?
Bien sûr la demande d’euthanasie de la part de celui qui n’est pas en capacité physique de suicide ne relève pas entièrement des mêmes considérations et mérite une réflexion séparée.
C’est en tout cas sur des préoccupations de cet ordre, sur une réflexion de cette nature, que le Groupe Charon entend d’une part participer au débat citoyen en cours de développement, d’autre part fonder l’éthique de son action, et enfin bâtir et sans cesse améliorer la qualité des prestations euthanasiques qu’il inclut et inclura dans son catalogue. Défrichant un domaine paradoxalement en grande partie vierge de considérations non partisanes, l’abordant avec un regard résolument soucieux des libertés, des nécessités psychologiques, et de l’efficience économique, le Groupe Charon s’honore de tenter non seulement d’en décliner les pratiques mais également de contribuer à cerner les contours de ce qui pourrait être une véritable Philosophie de l’Euthanasie.